Cybernétique urbaine

Le développement urbain est un choix politique tributaire des élections et de ses programmes d'urbanisation. Faut-il plus de logements publics, plus de zones de développement économique, plus d'espaces verts selon les événements d'actualité et les conjonctures économiques.

Le développement de la ville peut s'envisager selon deux logiques systémiques, d'une part : "la logique biomimétique qui considère la ville, en tant que matière vivante, comme le produit de toutes les interactions entre tous les phénomènes qui la composent." [1] dans laquelle les éléments urbains sont interdépendants et en interaction, et d'autre part : "la conception paramétrique, où la ville est mise en équation pour systématiser les relations entre les différentes composantes." [1] qui permet une approche statistique des phénomènes urbains, comme l'évolution de l'implantation des commerces et la gentrification.

Ainsi, François Scali propose ces deux logiques conjuguées comme un outil d'analyse pour l'évolution des choix politiques et réglementaires de l'urbanisation des villes dans une approche de cybernétique urbaine d’inspiration bionique.

Les choix urbanistiques de ce à quoi va ressembler notre ville de demain dépend d'une part de l'évolution le matériaux qui la composera, et d'autre part de la façon dont on agencera leur mise en forme urbanistique. Ainsi, comme l'imagine Sophie Noucher : "Dans trente ans, peut-être achètera-t-on, après avoir signé un contrat de propriété limitée à quelques années, un appartement aux pièces agencées selon ses souhaits, avec fenêtres et thermostats autonomes, dans une tour faite d’un matériau qui s’autorégulera, avec laverie, salle de sport et jardin partagés ?" [2].

Notre futur urbain sera donc encore un peu plus le terrain de jeu de professions très diverses qui devront travailler ensemble dans une approche holistique de l'urbanisation en réunissant architectes, ingénieurs, entrepreneurs, informaticiens, domoticiens, sociologues urbain, psychologues, économistes, etc.


[1] François Scali, "La cybernétique urbaine d’inspiration bionique", Chroniques d‘architecture, 3/09/2019, https://chroniques-architecture.com/la-cybernetique-urbaine-dinspiration-bionique/
[2] Sophie Noucher, "A quoi ressemblera l’habitat de demain ?", L'OBS, Rencontres 2049, 27/09/2019, https://www.nouvelobs.com/2049/20190927.OBS19043/a-quoi-ressemblera-l-habitat-de-demain.html


Soyez Smart

Avec le développement de l'intelligence artificielle s'ouvre la perspective de créer des villes intelligentes gérées par ordinateurs et remplies de capteurs et caméras, les smart-cities ou villes intelligentes définies comme : "une ville utilisant les technologies de l'information et de la communication (TIC) pour « améliorer » la qualité des services urbains ou encore réduire ses coûts." [1].

La gestion intelligente des villes pour les rendre moins polluantes, plus sûres, plus économes, plus conviviales, plus fluides, et cela en les hyperconnectants, tant les villes que leurs habitants. Mais derrières ces bonnes raisons apparentes que deviendront-elles vraiment ?

En effet, la vague de technologisme urbain, au travers des smart-cities, ne doit pas être sortie de son contexte économique : "Or le déploiement de ces technologies est d’abord porté par le besoin d’un appareil productif mondial de remplir ses objectifs commerciaux, ce qui introduit un biais dans l’analyse qualitative des innovations." [2].

La mode du "tout connecté" et de ses objets connectés ne se base que sur son côté pratique, pratique pour trouver son chemin, pratique pour connaître ses performances sportives, pratiques pour mieux gérer la circulation, etc., mais : "Derrière l’hypertechnicité et l’effet de mode se cache une perte de sens inquiétante : les objets dits smarts promettent l’exemplarité environnementale, mais le plus souvent sans prise de recul et sans la moindre étude scientifique sérieuse." [2].

Le mise en place des technologies "smarts" et leur développement doit s'inscrire dans une approche réflechie et objectivée, ce qu'elle n'est pas pour l'instant, car : "Si l’on prend l’exemple du véhicule électrique, il n’y a pas aujourd’hui de consensus scientifique pour affirmer que son bilan environnemental est systématiquement préférable à celui du moteur à essence.(...) sans parler du bilan environnemental des batteries actuelles ou de la question du « jetable » et de l’obsolescence pour des véhicules présentés comme des smartphones à roues." [2].

En matière de construction, là aussi nous nous trouvons dans une certaine vision technologiquement fonctionnelle mais de court terme. En effet, les bâtiments sont prévus pour être informatisés, connectés, accueillants des kilomètres de cables informatiques, mais complètement impossible à reconvertir et tout simplement obsolète après usage par l'entreprise pour laquelle ils ont été construits, des "buildings jetables", car : "Dans les immeubles de bureaux, cette hyperspécialisation a généré une seconde vague moderniste à la fin du XXe siècle qui s’est traduite par des bâtiments obsolètes trente ans après leur construction, nécessitant de lourdes interventions, quand ils ne sont pas purement et simplement démolis." [2].

La transformabilité des bâtiments dans une vision à plus long terme que d'être des "produits à usage unique" sera donc un enjeu non négligeable de nos villes de demain. Pour l'heure, les technologies intelligentes et les datas récoltées par ces immeubles connectés apportent de nombreux avantage dans la rénovation du bâti existant car : "Dans de nombreux domaines, des économies substantielles de ressources (eau, énergie, aliments, matières premières) pourraient résulter d’une optimisation des consommations grâce aux data." [2].

La rentabilité est donc le maître mot du déploiement de ces technologies intelligentes et de la vision qu'en ont ses promoteurs, car les villes ne sont autres que des marchés pour les entreprises qui proposent ces technologies. Il faut donc donner un autre sens au mot intelligence et "smart" à cette vague innovante, car pour Philippe Chiambaretta, architecte : "Si le smart est une réponse systémique, rationnelle et objectivement efficace au fonctionnement d’une ville, alors parler de ville intelligente commence à avoir un sens. Si de surcroît on combine l’enjeu purement fonctionnaliste à la réalité humaine et sociale des futurs usagers du lieu – en concentrant l’attention sur l’équilibre entre les libertés individuelles et le nécessaire contrôle de l’espace public –, la réflexion prend corps autour d’un débat autrement plus intéressant pour les concepteurs que nous sommes." [2].


Conférence Chaire publique - Villes intelligentes - Chaire publique AELIÉS et NÉO

Cette nouvelle forme de gestion de l'urbain qui vante son efficacité ne serait-elle aussi qu'une manière de privatiser complètement l'espace public ? En effet, tous les dispositifs technologiques qui nous promettent de faire des économies en ressources à l'instar de la Masdar City, ou encore de Songdo City, son installés, maintenus et gérés par des sociétés privées. Caméras de surveillance, éclairage public, système de transport, fournisseur d'énérgie, toutes les infrastuctures technologiques composent un véritable modèle économique basé sur le Big Data, qui malgré la collaboration avec les villes pour leur développement, n'en restent pas moins des systèmes à rentabiliser.


Songdo : une smart city qui compte s’exporter dans le monde - MonacoInfo

La Chine est un bon exemple de ce que les pouvoirs publics appelle "smart city", une ville de surveillance de masse, avec un contrôle d'identité instantané et une notation des citoyens sur leur comportement. Cette conception de ce qu'est une "smart city" nous donne raison de nous poser des questions sur ses objectifs tant pour le secteur privée (comme par de marché), que pour les pouvoirs publics (comme moyen de régulation).

Pour les pouvoirs publics, les smart cities ont des avantages, qui outre les avantages écologiques déjà cités, sont de permettre une gestion globale de la ville, dans connaitre sa composition, sa fluctuation, son activité économique, son activité sociale, grâce au Big Data et de ce fait pouvoir envisager des politiques plus adaptées ou nouvelles. C'est aussi un meilleur moyen de contrôle des comportements individuels et collectifs pour repérer les actions suspectes ou les mouvements de foule. Cela pose la question de la manière dont ces smart cities vont alimenter leurs Big Datas et par là : "l’acceptabilité de la captation des données dans l’espace public ainsi que celle du niveau d’intrusion des capteurs, qui varie selon le lieu." [2].




Smart city : la ville du futur sera connectée, mais restera-t-elle humaine ? - Actu-Environnement
La ville va donc devenir un nouvel écosystème gouverné par le Big Data dans une vision paramétrique de son organisation et de son activité. Or pour Philippe Chiambaretta, nous devrions changé de concept pour développer la ville de demain, en effet, selon lui, nous devrions envisager la ville non plus dans une vision paramétrique et machinique, mais comme une « ville-métabolisme », car : "La ville n’est pas une machine mais un métabolisme qui s’apparente à un être vivant, un être hybride, humain et non humain à la fois." [2].

Il va falloir donner une nouvelle place au vivant dans laquelle : "Il ne s’agit pas de copier formellement la nature mais de penser de façon systémique. À l’heure des smart cities, où les data froides et stériles, confisquées par les géants de la tech, risquent de dicter nos façons d’habiter, il est essentiel d’affirmer que la ville doit être conçue comme un organisme, en s’inspirant des processus du vivant." [2].

Les villes de demain devront, selon Philippe Chiambaretta, être organisées de façon à "s’inspirer du milieu pour mieux s’y enraciner et y cohabiter. Le bâti doit pouvoir croître de manière organique, être réversible, évoluer dans le temps et fonctionner de manière « métabolique », en produisant et recyclant des flux… Comme un être vivant." [2].

Les villes devront redevenir des centres de productions d'énergie, de nourriture, d"artisanat et un nouvel équilibre entre la ville et la campagne est à créer, car : "Il y a aujourd’hui une évidente dégradation de qualité de vie pour la majorité des salariés dans les grandes villes. Revenir à une relocalisation, à des circuits courts dans les transports, dans l’alimentation ou dans l’artisanat pourrait donner lieu à une redécouverte d’une vie à la campagne." [2].


[1] Wikipédia, "Ville_intelligente", https://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_intelligente
[2] Philippe Chiambaretta in Françoise Laugée, "Parler de ville intelligente a-t-il un sens ? Pour une ville-métabolisme", La revue européenne des médias et du numérique, 8/2019, https://la-rem.eu/2019/08/parler-de-ville-intelligente-a-t-il-un-sens-pour-une-ville-metabolisme/


Source d'exclusion ?

La métropolisation des villes procède d'une logique d'exclusion sociale par laquelle la ville concentre toujours plus les talents et les richesses, et : "le développement des technologies est allé de pair, partout dans le monde, avec le phénomène de métropolisation (...)" [1].

La ville intelligente va baser son modèle sur l'analyse des comportements et besoins des gens afin de fournir des réponses en terme de gestion de l'urbain. Ce modèle de solutionisme à des problèmes précis est en soi source de discirmination car : "Passés sous un certain seuil de débouchés potentiels, les quartiers pauvres n’intéressent pas les opérateurs." [2].

La smart city est faite pour des gens qui bougent, sortent, s'impliquent dans la vie de la ville, interpellent leurs élus, bref les gens qui ont une vie économique, culturelle et sociale qui représentent des opportunités de marchés, ce qui est une autre source de discrimination, car : "La smart city n’aime pas non plus ceux qui n’ont pas de projet. La technologie n’offre d’opportunités qu’à ceux qui sont capables intellectuellement et culturellement d’initiatives liées à ces réseaux." [2].


[1] Philippe Chiambaretta in Françoise Laugée, "Parler de ville intelligente a-t-il un sens ? Pour une ville-métabolisme", La revue européenne des médias et du numérique, 8/2019, https://la-rem.eu/2019/08/parler-de-ville-intelligente-a-t-il-un-sens-pour-une-ville-metabolisme/
[2] Vincent Lucchese, « La smart city n'aime pas les pauvres ! », Usbek & Rica, 17/02/2017, https://usbeketrica.com/article/la-smart-city-n-aime-pas-les-pauvres


Place du secteur public

L'emprise des multinationnales sur la ville sera une problématique à laquelle nous devront faire face car la technologie est également un moyen de s'approprier tant l'espace pubic que nos vies de citoyens. Remplacez vos objets connectés par un agent en uniforme qui relate vos faits et gestes à un centre de contrôle, vous ne serez pas loin d'un sénario de film de science-fiction. La puissance publique doit donc veiller à ce que la délégation qu'elle opère vers le secteur privé n'entrave ni nos libertés, ni nos droits, car : "Le manque de moyens du secteur public, soumis aux contraintes budgétaires, rend peu probable son positionnement sur un rôle autre que celui de délégant." [1].
Paul Nakazawa, professeur de la Graduate School of Design de Harvard, nous propose une approche méthodologique pour appréhender l'hypercomplexité de la ville, celle des urban stacks ou couches urbaines : "L’idée est simple : visualiser l’urbain comme la superposition de différentes couches techniques, allant des infrastructures de transport et d’énergie aux bâtiments et aux réseaux numériques. Sorte d’ADN urbain, la composition des urban stacks reflète la typologie des délégations de service public et diffère pour chaque ville, au regard de l’histoire des politiques publiques de chaque pays." [1].

Ces couches urbaines sont toutes les cibles des outils solutionnistes proposés par les opérateurs privés en matière d'urbanisme car : "Le véritable enjeu économique des villes et des grands industriels est de savoir qui sera l’intégrateur de toute la complexité des fonctions urbaines." [1].

Un exemple de ce potentiel économique pour les uns et de ce déclin de l'espace public et de ses services pour les autres nous est donné par le projet Sidewalk, filiale d'innovation urbaine d'Alphabet Inc (Google) qui se propose : "d'améliorer les infrastructures urbaines grâce à des solutions technologiques et de résoudre des problèmes tels que le coût de la vie, l'efficacité des transports et la consommation d'énergie." [2] tout en cherchant à ce que les autorités publiques lui accorde des pouvoirs de taxation : "Sidewalk va demander aux autorités fiscales et financières de financer et fournir des services, y compris la capacité d'imposer, de capturer et de réinvestir les impôts fonciers" [2] pour avoir comme objectif que : "La société créerait et contrôlerait également ses propres services publics, notamment des écoles à charte, des systèmes de transport en commun spéciaux et une infrastructure routière privée." [2].

Le Big Data de ces smart cities, vu par Sidewalk, va concerner également la sécurité publique et à la justice pénale. Ainsi, le projet Sidewalk propose : "à la fois les possibilités de collecte de données pour les forces de police (Sidewalk indique qu'elle demanderait des pouvoirs de police locaux similaires à ceux accordés aux universités) et la possibilité d'une « approche alternative à la prison », qui utilise des données de ce qui se rapproche des « outils d’évaluation ». Cela guiderait les fonctionnaires dans la détermination d’une réaction lorsqu’une personne est arrêtée, par exemple en envoyant quelqu'un dans un centre pour toxicomanes. Le système de justice pénale dans son ensemble et la répression des crimes et des situations d’urgence graves resteraient « probablement du ressort du département de police du gouvernement du pays hôte »" [2].

Cette belle utopie de la ville intelligente va donc être une moyen de réduire le rôle du politique et celui du débat démocratique en matière d'urbanisation, car comme nous rappelle Mathieu Van Criekingen sur Inter-Environnement Bruxelles : "Insidieusement, cette utopie de perception intégrale et de pilotage
automatisé de tous les fonctionnements urbains fait reculer le politique. Une nouvelle technocratie publique-privée prend les devants, s’installe en amont du politique, à bonne distance des lieux de délibération démocratique. Gouverner la ville devient une affaire d’ingénieur système." [3].

Cela est sans doute fortuit, mais "urban stack" est une marque d'hamburgers américains, à suivre donc avec un oeil de citoyen vigilant, pour ne pas souhaiter un "Bon appétit aux opérateurs privés !" pour avoir privatiser nos villes et notre espace public.





Claude Rochet sur la ville intelligente - Université Réelle (Montpellier)


Nous devrons donc veiller, si nous voulons voir se développer une vrai ville intelligente qui réponde aux besoins de tous et qui soit accueillante pour tous, à : " Remettre le politique et l’humain au cœur, avec la technologie en appui, et faire du citoyen un acteur plutôt qu’un usager : voilà une ligne intéressante pour redorer le blason un peu décrépi de la smart city." [4].



[1] Philippe Chiambaretta in Françoise Laugée, "Parler de ville intelligente a-t-il un sens ? Pour une ville-métabolisme", La revue européenne des médias et du numérique, 8/2019, https://la-rem.eu/2019/08/parler-de-ville-intelligente-a-t-il-un-sens-pour-une-ville-metabolisme/
[2] Developpez.com par Stéphane le calme, "Des documents de Sidewalk, une filiale de Google, révèlent sa vision en matière de collecte de données, De pouvoirs fiscaux et de justice pénale. Vers un système de crédit social ?", 1/11/2019, https://www.developpez.com/actu/282974/Des-documents-de-Sidewalk-une-filiale-de-Google-revelent-sa-vision-en-matiere-de-collecte-de-donnees-de-pouvoirs-fiscaux-et-de-justice-penale-Vers-un-systeme-de-credit-social/
[3] Mathieu Van Criekingen, "En cas de crise du logement, contactez votre administrateur système", Inter-Environnement Bruxelles, BEM n°281 – Mars-avril 2016, https://www.ieb.be/En-cas-de-crise-du-logement-contactez-votre-administrateur-systeme
[4] Vincent Lucchese, « La smart city n'aime pas les pauvres ! », Usbek & Rica, 17/02/2017, https://usbeketrica.com/article/la-smart-city-n-aime-pas-les-pauvres





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